Isabelle Allaz-Prim, Enseignant-chercheur en marketing au sein du Laboratoire COACTIS, professeur des Universités Lyon 2, Marketing et Science de Gestion, nous partage sa vision sur la relation client d’aujourd’hui et de demain.
La transformation du numérique a modifié les rapports entre les entreprises et les clients.
Aujourd’hui le client endosse plusieurs rôles aux côtés de l’entreprise, avec une grande part d’autonomie. Par ailleurs, l’explosion des données personnelles représente de multiples opportunités pour les entreprises. Les expériences clients sont toujours plus riches et connectées.
Dans ce nouvel écosystème, qu’est devenue la relation client ? Que sera-t-elle demain ? Comment appréhender la puissance des données mis à disposition par les Small et Big data ? Quels sont les enjeux pour la collecte de données ? Et la crise actuelle va-t-elle remettre en question les grandes tendances ?
Echange et réflexion avec Isabelle Prim-Allaz, Enseignant-chercheur en Marketing, Professeur des Universités en Sciences de Gestion et co-auteur de l’ouvrage « Stratégie clients augmentée, la relation client réinventée à l’ère du tout-numérique ».
Inkidata : Bonjour Isabelle, quel est votre parcours professionnel ?
Isabelle Allaz : « Je suis une ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure. J’ai toujours souhaité m’orienter vers l’enseignement et la recherche. Aussi, après mon DEA en Marketing et Stratégie, j’ai poursuivi mes études avec la réalisation d’une thèse au sein de l’Université Paris Dauphine. Puis, j’ai occupé un poste de maître de conférences à l’IUT de Lyon 1 durant quelques années, pour ensuite rejoindre l’Université Lyon 2 où j’ai notamment été responsable d’un Master dédié aux études et conseil en Stratégie et Marketing. Depuis, le lien entre la recherche et la formation est une constante dans mes travaux de recherche et mes enseignements, avec toujours l’importance de la dimension relationnelle ».
Inkidata : En 2019, vous co-publiez, un ouvrage intitulé « Stratégie clients augmentée, la relation client réinventée à l’ère du tout-numérique ». Quelle est votre pensée ? A qui s’adresse t-elle ?
I.A : « L’ouvrage propose une réflexion menée autour de la relation client : ce qu’elle est devenue, et ce qu’elle sera demain. Nous souhaitions alors dresser un état des lieux avec une vision prospective de la relation client, dans un monde numérique très changeant. Notre pensée s’adresse aux praticiens, enseignants-chercheurs et étudiants mais également à tous ceux qui souhaitent développer une pensée actualisée dans le domaine et avoir toutes les clés pour se projeter dans l’avenir ».
Inkidata : Comment en êtes-vous venue à ce projet d’écriture sur la relation client ?
I.A : « En tant que chercheur-enseignant en gestion, nous sommes constamment challengés sur l’évolution du paysage des entreprises et de leurs clients face à la transformation numérique. Je fais partie d’un groupe de chercheurs, le Center for Customer Management, qui avons été rassemblés parce-que nous avions des sujets de recherches communs. En 2012, un premier ouvrage alors intitulé « Stratégie clients » avait été publié, coordonné par le Professeur Pierre Volle. L’approche de la stratégie client présentée dans cet ouvrage méritait d’être à nouveau discutée au regard des évolutions et des enjeux liés au numérique. Aussi, nous avons souhaité challenger l’ouvrage en allant au-delà d’un simple état des lieux et faire un exercice de prospective ».
Inkidata : Pouvez-vous nous en dire plus ?
I.A : « Nous souhaitions apporter davantage de projections au lecteur. Nous avions plusieurs objectifs. Tout d’abord, proposer une formation continue sur la relation clients. C’est à dire développer une vision globale qui puisse accompagner une prise de recul sur les liens établis entre les aspects fonctionnels et ceux plus stratégiques. Ensuite, nous souhaitions mettre entre les mains des étudiants, managers et praticiens, un outil qui leur permettent de mieux se projeter face à l’évolution du numérique et ses impacts sur la relation client ».
Inkidata : Rentrons dans le vif du sujet. Pouvez-vous nous expliquer en quoi la relation client est-elle aujourd’hui impactée par le numérique ?
I.A : « Avec les changements liés au numérique, la relation client évolue constamment. Aujourd’hui, le client endosse plusieurs rôles et gagne en autonomie. On le fait entrer de plus en plus dans l’entreprise. Par ailleurs, l’entreprise s’immisce aussi beaucoup plus dans sa vie privée. En d’autres termes, on observe des ramifications du client vers l’entreprise et de l’entreprise vers le client ».
Inkidata : De ce constat, en avez-vous tirés des paradoxes et des enjeux pour demain concernant la relation client ?
I.A : « Oui. On observe un premier paradoxe. Le décalage entre le discours théorique tenu par les entreprises et ce qu’on permet véritablement au client d’endosser sur le terrain. Le client est appréhendé comme un « roi » et une priorité mais cela n’est pas toujours vrai dans les faits ! Le second paradoxe concerne le marketing relationnel.
Aujourd’hui, il correspond à une ligne dans une base de données plus ou moins personnalisée. C’est comme si on avait mis le client dans une boîte et un groupe, mécaniquement. Le client perçoit donc un éloignement de l’entreprise ! Un troisième paradoxe concerne la relation entre les marques et leurs clients. Jamais autant de moyens de communication n’auront été développés et mis à disposition. Mais, la part de clients qui s’expriment sur les réseaux est très faible ! De plus, la parole est prise par des personnes qui ne s’exprimaient pas avant et dont le niveau d’engagement vis-à-vis des marques dont elles parlent est tout autre de celles qui s’exprimaient jusqu’ici. Un quatrième paradoxe : le service client. Le client est déclaré comme étant au cœur de la relation commerciale, or le service client est très souvent sous-traité.
Quelle vision en a-t-on exactement ? Bien traiter le client n’est-ce pas davantage l’inciter à collaborer ? Enfin, je constate qu’on parle de plus en plus de relation client mais il n’y a pas forcément de cohérence entre la stratégie adoptée et les outils ou l’organisation mis en œuvre ».
Inkidata : Face à ces paradoxes, comment élaborer une stratégie client sensée ?
I.A : « Il y a plusieurs solutions possibles. Ceci concerne les outils technologiques (par ex. bitcoins, chatbox) mais également la mise en place de collecte de données clients plus proches et à moindre coût. Cela passe aussi par des actions marketing plus fines avec un meilleur arbitrage des actions à mener ainsi qu’un repositionnement des rôles du client avec notamment une partie plus prenante dans l’innovation ».
Inkidata : Justement que penser des Big data ? Leur exploitation a ouvert de nouvelles perspectives dans de nombreux domaines. Mais quels en sont les enjeux ?
I.A : « Avec le référencement naturel et la géolocalisation, des géants tels que Google prennent aujourd’hui un rôle très important dans le monde de la donnée. Aussi, nous pouvons nous demander quelles sont les limites à la commercialisation de ces contenus ? Nous sommes relativement protégés en France mais ce n’est pas le cas partout… Les Big data se caractérisent par l’importance des données individuelles en très grand nombre, avec une forte vélocité. Mais, je pense qu’il y a un enjeu essentiel concernant la vérité de la donnée. Tout le monde ne transmet pas ses vraies informations personnelles et les associations de données ne sont pas toujours pertinentes. Il y a donc des failles dans l’immensité de ces collectes.
Aussi, je pense qu’il y a un besoin de mener une analyse plus profonde avec les informations collectées. Comment ? En abordant cela de manière plus qualitative ! On revient d’ailleurs sur des approches aujourd’hui plus ethnographiques. Ces approches sont plus orientées vers la qualité de l’expérience vécue par l’utilisateur (« user experience »). Je pense qu’il y a beaucoup d’opportunités qui s’ouvrent. L’une première consiste à faire de la veille en s’appuyant sur les données Big data et ensuite les travailler en profondeur ».
Inkidata : Et en ce qui concerne les small data ?
I.A : « Concernant les Small data, les avis clients sont par exemple intéressants à prendre en compte. Dans l’approche, je pense qu’il est pertinent de venir en extraire des petits échantillons pour comprendre qui se cache derrière le client qui s’exprime ».
Inkidata : Selon vous, quelle méthode suivre pour une collecte des données pertinente ?
I.A : « Il est selon moi intéressant de collecter des données non structurées (informelles) puis de les structurer et les croiser avec des sources de données plus comptables. Aussi, l’enjeu pour les cabinets de marketing consiste à mixer les analyses de ces formes de données. Par ailleurs, je ne suis pas spécialiste des études de marché mais je pense que l’enjeu des études marché sera d’associer plusieurs sources de données entre justement le Small et le Big data ».
Inkidata : Selon vos ressentis, comment la crise traversée actuellement va-t-elle chambouler les entreprises et la relation client ?
I.A : « Le véritable enjeu se situe au niveau des liens entretenus par les marques avec le client.
Dès les premières semaines de confinement des mails d’accompagnement client ont été envoyés par certaines marques pour présenter une offre de service rassurante, proche et adaptée à l’actualité. Repetto par exemple a fermé ses boutiques mais a annoncé par mail et sur son site internet que 20% des ventes seraient reversées pour le fond d’aide et d’urgence aux Hôpitaux de France jusqu’à la fin du confinement. La Maif a également informé ses clients de mesures exceptionnelles de remboursement ou de reversement de fond effectués durant toute la période.
Le discours ici mené se fait sur la base d’un engagement citoyen. Il s’agit avant tout pour les entreprises de garder le lien. Par ailleurs, on observe que la filière alimentation devient plus proche du client avec le développement des circuits-courts et une réorganisation des réseaux de distribution. Une nouvelle relation d’aide s’est développée. Il y a une volonté de la part des citoyens d’aider les agriculteurs et maraîchers. La relation devient ainsi gagnant-gagnant. »
Inkidata : Est-ce que cela pourrait perdurer ensuite ?
I.A : « Comment vont évoluer ensuite ces besoins de proximité client et fournisseur créés par la crise ? Est-ce que ces initiatives vont perdurer ? Telle est la question ! De plus, pour garder contact avec le client en cette période de crise, bon nombre d’entre nous travaillent en ligne. Il y a peut-être un enjeu ici en ricochet : quel est le rôle des marques sur la préservation des lieux physiques ? Quel rôle peut jouer le digital pour aider les réseaux physiques à survivre ? »
Inkidata : Concernant la collecte de données. Selon vous, y aura t-il des enjeux spécifiques dans les prochains mois ?
I.A : « Il y a un vrai enjeu concernant la collecte de la donnée liée à la reprise. On ne sait encore quand cette dernière va redémarrer… Mais il faudra alors se demander qu’est-ce qui a évolué ? Quels changements ont été opérés ? Selon moi, le véritable enjeu pour les cabinets d’enquêtes et de sondage qui collectent la donnée va être de savoir comment à la sortie de la crise accompagner au mieux les entreprises dans leur démarche et valoriser davantage l’écoute clients. »
Inkidata : Enfin, quel conseil apporteriez-vous à des petits acteurs tels que Inkidata ?
I.A : « Dans ce contexte d’analyse croisées des formes de données, les petits cabinets qui ont la force d’être humains et agiles vont aussi devoir s’adapter à de nouveaux outils et prendre une place dans l’articulation de toutes ces données. Pour eux, je pense que l’enjeu est travailler cet ensemble, autrement dit, amener le client à aller dans une approche multi-canal de la donnée. »
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